Métiers de demain de la solidarité

L’Université catholique de Lille propose propose une série d’ateliers pour imaginer ensemble les produits, services et métiers de demain. Le deuxième atelier sur les métiers du futur de la solidarité a eu le 9 juillet.

Ils inspirent

Valérie Fayard, directrice d’Emmaüs, Cédric Routier, enseignant-chercheur à l’Université catholique de Lille, Giorgia Ceriani-Sebregondi, directrice de communication de la Fondation Cognacq-Jay ont lancé les réflexions.

Utopie, pragmatisme et capacité à se révolter,
Valérie Fayard, directrice d’Emmaüs,

Pour envisager les métiers de demain de la solidarité, il faut avoir une vision utopiste, des convictions fortes et une capacité à se révolter. Si l’on veut faire bouger les lignes, on ne pas rester dans le cadre ! Par exemple, quand après guerre, l’abbé Pierre a embarqué ce qu’il s’amusait à appeler « les gueux » dans la construction de maison, il ne s’est pas encombré avec des demandes de permis de construire.

L’utopie doit être doublée de pragmatisme. L’abbé Pierre constatait et inventait. Pour trouver de l’argent, il a pris une charrette et s’est mis à vendre les trucs dont les autres n’avaient plus besoin. C’est ainsi que sont nées les communautés Emmaüs qui accueillent aujourd’hui plus de 7000 personnes.

Retour vers le futur

Cédric Routier, directeur de recherche à l’Université catholique de Lille

Quand on évoque un futur à 30 ans, j’ai plutôt tendance à regarder 30 ans en arrière. C’est très utile. Comme le précise le philosophe George Santayana : « Ceux qui ne connaissent pas le passé sont condamnés à le répéter. »

Depuis 30 ans, on a assisté à des accélérations des technologies biomédicales à tous les niveaux du biologique et de la vie. A contrario, certaines choses ne changent pas.

La première c’est que nous maintenons des relations continues, réciproques, avec toutes les composantes du vivant. Si les technologies s’y insèrent, influencent, modifient ces échanges et s’y modifient en retour, ces échanges demeurent.
La deuxième constante est que lorsqu’on efface peu à peu ces relations, cela a des effets délétères à tous les niveaux : biologique et individuel, social et collectif, mondial et systémique…

Dans 30 ans, qu’en sera-t-il de notre vulnérabilité, qui n’est pas la même chose que la fragilité ? Notre vulnérabilité est probablement l’un des moteurs les plus puissants de l’évolution de notre espèce. Elle est aussi, par définition, située : elle dépend des, et doit être reliée aux, environnements dans lesquels nous vivons. Ainsi les personnes en situation de handicap, les personnes âgées, les personnes atteintes d’une maladie chronique, vivent aussi leurs difficultés comme autant de situations sur lesquelles il nous faut réfléchir avec elles.

Certes, nous observerons certainement une réduction des effets de moyen et long terme des situations considérées, grâce aux progrès techniques et biologiques : les réseaux de communication, l’accès aux informations (Big Data & Co), les accélérations possibles de recherches et travaux face aux crises ponctuelles, le développement de modèles de prédictions plus affutés et d’une prévention mieux affutée… Mais les dimensions sociales, humaines, comportementales continueront à nous rendre sensibles au court terme, très peu au long terme.

À partir de là, irons-nous vers des sociétés de la vigilance, voire la surveillance où le bien commun impliquera l’analyse et le cadrage en continu des trajectoires individuelles ?Après tout, ne serait-ce une façon d’ «être solidaires » que d’être embarqués sur un même navire, où les actes variables de chacun définissent la nécessité d’une coordination supérieure, voire autoritaire ?

Ou irons-nous plutôt vers des sociétés du lien et du pouvoir partagé, où les processus de décisions locaux, qui déterminent les choix quotidiens et la qualité de la vie de chaque citoyen, y compris ceux considérés comme plus vulnérables selon les situations, sont aux mains des intéressés eux-mêmes et soutenus par une communauté locale, voire la collectivité ? En reliant ces nouveaux équilibres, consciemment aux processus à l’oeuvre au plan national, voire européen ?

Saisir ces enjeux pour le futur rend primordial de valoriser aujourd’hui les compétences permettant de créer du lien et d’améliorer la relation à l’autre. Il faudrait aussi organiser à tous niveaux les inflexions rapides de cap des pratiques et des organisations, c’est-à-dire admettre et accepter une certaine dose de risque…le tout, étayé sur une conscience des enjeux locaux et globaux où chaque pratique s’inscrive.

2050 sera à mesurer à l’échelle du vivant, pour ce qu’il en restera, ou pour dans sa plus grande diversité, selon que cette solidarité nécessaire débutera ou non dès ce jour. Car ne vous y trompez pas, selon la belle formule de Bertrand Tavernier en 1999 : « ça commence aujourd’hui ».

 

Dès l’enfance, ça commence

Giorgia Ceriani-Sebregondi, directrice de communication de la Fondation Cognacq-Jay

Les plus jeunes scolarisés en maternelle passent leurs journées avec d’autres, tous différents, parfois touchés par le handicap ou une maladie chronique, souvent d’une autre origine et d’une autre langue maternelle. La différence n’est plus perçue comme une difficulté, mais est juste là, au même titre que le reste du quotidien. Et les outils de partage universels, comme l’apprentissage de la langue des signes, ou bien de l’écoute active et de la médiation, font partie des fondamentaux pour les plus jeunes. La compétition, la réussite, la hiérarchisation, la peur de l’échec, l’idéologie de la perfection, sont désormais des concepts dépassés. Les enfants apprennent par l’erreur, se fondent sur la coopération et l’entraide.

D’ailleurs, les parents aussi sont de la partie. Ils bénéficient tous d’un accompagnement à la parentalité, pour favoriser les constructions familiales saines dès le plus jeune âge. Et depuis la grande crise sanitaire de 2020, ils sont des parties prenantes actives du parcours scolaire de leurs enfants, en complémentarité avec les équipes éducatives et pédagogiques.
Cela fait 10 ans que cette approche s’est mise en place. Depuis les maisons d’enfants se sont vidées, la protection de l’enfance a changé de nom, elle est devenue l’accompagnement aux parcours de vie et elle développe justement les programmes d’accompagnement aux passages clés de la vie, pour les enfants et pour les parents, pour toute la famille en fait (entrée au CP, entrée au collège, adolescence, orientation, premiers pas en tant que jeune adulte, devenir parent, changer de métier, prendre sa retraite, affronter une maladie grave, un décès…)

L’accompagnement aux parcours de vie travaille en partenariat avec de nombreux autres services plus spécialisés, au sein de Maisons territoriales du Bien Vivre. On y trouve beaucoup de personnes-ressources qui proposent des ateliers et des sessions individuelles pour aider chaque citoyen à devenir acteur de son parcours de vie et à construire, individuellement et collectivement, sa boîte à outils du bien vivre au quotidien. Les accompagnants et les pairs-aidants sont là pour étayer et soutenir dans les moments de fragilité, ou pour partager les joies du quotidien autour d’un bon café. Les réponses sont toujours pluridisciplinaires, finis les silos !

Du coup, la santé aussi a changé. De curative et hospitalière, elle est devenue préventive et de proximité. En 2050, chaque citoyen possède un dossier numérique où sont systématiquement reportés les différents passages auprès de référents de santé. Ils sont accessibles de n’importe où et permettent donc d’avoir une vision du parcours de soins à chaque instant. C’est très pratique et cela a permis de beaucoup développer les accompagnements de proximité notamment pour la nutrition, l’hygiène de vie. Et puis, comme le patrimoine génétique de chaque individu est scanné et répertorié dans son dossier à la naissance, la machine envoie des alertes pour tout risque de santé au fur à et mesure des années. La lutte contre les maladies chroniques a ainsi beaucoup progressé : moins de cancers, moins d’obésité, moins de diabètes… Il ne reste pas beaucoup de place pour le hasard ou pour le choix d’un autre mode de vie. Il faut être sain, c’est l’algorithme qui le dit et les objets connectés de la maison qui vous le rappellent. Montre, frigo, balance, couverts, toilettes, lumières… ils sont désormais dans tous les foyers et rien ne leur échappe donc rien ne justifie que chaque citoyen ne fasse pas de son mieux pour prendre soin de lui-même et de ses proches… d’ailleurs, les assurances sont très sévères avec les contrevenants !

C’est un peu contraignant, c’est vrai, mais qui se plaindrait de devoir prendre soin de lui-même ? Qui refuserait de contribuer à la santé globale depuis qu’on a compris que la santé des uns dépendait aussi de la santé des autres puisqu’on affronte une grande épidémie tous les 5 à 8 ans depuis 2020 ?

Ceci dit, le suivi des actions ne se limite pas à la santé. La responsabilité environnementale est désormais un cours obligatoire à l’école et de nombreux points de contrôle sont suivis au quotidien pour pousser les habitants à adopter des démarches durables : les déchets sont pesés à la benne et une amende est envoyée en cas de dépassement du quota, tout comme en cas de non-conformité du tri. Les passages en caisse bippent et les commandes se bloquent lorsque le taux recommandé de recours au vrac n’est pas respecté. De même si le nombre de produits provenant de circuits longs dépasse le quota autorisé. Des médiateurs sont présents sur les marchés, au domicile, dans les commerces… pour expliquer, accompagner lorsque le voyant rouge s’est allumé pour un consommateur.
Enfin, chaque citoyen est désormais obligé de faire un quota de 3500 heures de contribution d’intérêt général au cours de sa vie (soit 1 % de son temps de vie sur une espérance de vie de 80 ans). Ce qui est chouette c’est que chacun gère son quota d’heures comme il le souhaite, en fonction de ses phases de vie. Et surtout, c’est toujours accompagné de formations, pour acquérir des compétences que l’on n’avait pas et qui servent à d’autres : jardiner, cultiver, fabriquer, réparer, mais aussi accompagner dans les lieux culturels, dans des visites du patrimoine…

Du coup, on consomme un peu moins, on vit, on expérimente, on fait et on partage beaucoup plus.